25
Nick Andros
tira le rideau pour regarder dans la rue. De là où il se trouvait, au premier
étage de la maison qui avait été celle de John Baker, il pouvait voir le centre
de Shoyo sur sa gauche, et la route 63 sur sa droite. La grand-rue était
totalement déserte. Les rideaux de fer des magasins étaient tous fermés. Un
chien malade, assis au milieu de la route, tête basse, haletant, bavait une
mousse blanche sur l’asphalte brûlant. Cinquante mètres plus loin, un autre
chien, mort celui-là, gisait dans le caniveau.
Derrière lui, la femme poussa un
petit gémissement guttural, mais Nick ne l’entendit pas. Il referma le rideau, se
frotta les yeux, puis s’approcha de la femme qui s’était réveillée. Jane Baker
était emmitouflée jusqu’au cou dans ses couvertures, car elle avait eu très
froid quelques heures plus tôt. Mais la sueur ruisselait maintenant sur son
visage et elle avait rejeté ses couvertures à coups de pied – Nick vit avec embarras
que la sueur rendait sa chemise de nuit transparente par endroits. Mais elle ne
le voyait pas. Et sa semi-nudité n’avait plus d’importance. Elle était en train
de mourir.
– Johnny, apporte la cuvette.
Je crois que je vais vomir !
Nick sortit la cuvette de sous le
lit et la posa à côté d’elle. La femme fit un geste brusque et la cuvette tomba
par terre avec un bruit creux qu’il n’entendit pas non plus. Il la ramassa et
la garda dans ses mains, observant la femme.
– Johnny ! hurla-t-elle.
Je ne trouve pas ma boîte à couture ! Elle n’est pas dans le placard !
Il prit une carafe sur la table
de nuit, remplit un verre et l’approcha de ses lèvres, mais elle fit de nouveau
un geste convulsif et le verre faillit lui échapper. Il le reposa sur la table,
à portée de sa main.
Il n’avait jamais été aussi
amèrement conscient de son handicap que depuis ces deux derniers jours. Le
pasteur, Braceman, était avec elle le 23, quand Nick était arrivé. Il lui
lisait la Bible dans le salon, mais il avait l’air nerveux et pressé de s’en
aller. Nick pouvait comprendre pourquoi. La fièvre lui avait donné un teint
rose de petite fille qui n’allait pas du tout avec son deuil récent. Peut-être
le pasteur craignait-t-il qu’elle ne lui fasse des avances. Mais, plus
probablement, il avait tout simplement envie de retrouver sa famille pour filer
à travers champs. Les nouvelles circulent vite dans une petite ville, et d’autres
avaient déjà décidé de s’en aller.
Depuis que Braceman était sorti
du salon des Baker, quarante-huit heures plus tôt, tout avait tourné au
cauchemar. Mme Baker était beaucoup plus mal, si mal que Nick
crut qu’elle mourrait avant le coucher du soleil.
Pire, il ne pouvait rester tout
le temps avec elle. Il était allé au restaurant pour chercher le déjeuner de
ses trois prisonniers, mais Vince Hogan n’avait rien pu avaler. Il délirait. Mike
Childress et Billy Warner voulaient sortir, mais Nick ne pouvait se résoudre à
les libérer. Non pas qu’il eût peur ; il ne croyait pas que les deux
hommes perdraient leur temps à lui régler son compte ; comme les autres
ils chercheraient le moyen de foutre le camp au plus vite. Mais on lui avait
confié des responsabilités. Il avait fait une promesse à un homme qui
maintenant était mort. Tôt ou tard, la police de l’État reprendrait les choses
en main et viendrait chercher les trois types.
Il avait trouvé un 45 dans un
tiroir du bureau de Baker. Après quelques instants d’hésitation, il avait mis l’étui
à sa ceinture. Et il s’était senti un peu ridicule quand il avait vu la grosse
crosse de bois battre contre sa hanche maigre – mais le poids de l’arme était
rassurant.
Il avait ouvert la cellule de
Vince dans l’après-midi du 23 pour lui mettre des sacs de glaçons sur le front,
la poitrine et le cou. Vince avait ouvert les yeux et avait lancé à Nick un
regard rempli d’une telle détresse silencieuse que Nick aurait voulu pouvoir
lui dire quelque chose – comme il aurait voulu maintenant pouvoir parler à Mme Baker,
deux jours plus tard –, n’importe quoi qui puisse réconforter un instant cet
homme. Ça ira ou Je crois que la fièvre baisse, quelques mots
auraient suffi.
Pendant qu’il s’occupait de Vince,
Billy et Mike n’avaient cessé de hurler. Leurs cris ne le dérangeaient pas
lorsqu’il leur tournait le dos pour s’occuper du malade, mais chaque fois qu’il
relevait la tête il voyait leurs visages terrorisés, leurs lèvres qui formaient
des mots, toujours les mêmes : Laisse-nous sortir, s’il te plaît. Nick
faisait bien attention à ne pas s’approcher d’eux. Il était encore jeune, mais
il connaissait suffisamment la vie pour savoir que la panique rend les gens
dangereux.
L’après-midi du 23, il avait fait
la navette entre la prison et la maison de Baker dans les rues pratiquement
désertes, s’attendant toujours à trouver mort Vince Hogan à un bout, ou Jane
Baker à l’autre. Il avait cherché la voiture du docteur Soames, sans la trouver.
Quelques commerces étaient encore ouverts, comme la station-service Texaco, mais
il était de plus en plus convaincu que la ville se vidait. Les gens s’enfonçaient
dans les bois, prenaient des routes forestières, pataugeaient même dans la
rivière qui continuait vers Smackover, puis vers Mount Holly. D’autres allaient
partir quand il ferait nuit, pensa Nick.
Le soleil venait de se coucher
lorsqu’il était arrivé chez les Baker. Jane était en train de faire du thé dans
la cuisine. Elle tenait à peine sur ses jambes.
Elle sourit à Nick. Il vit
aussitôt qu’elle n’avait plus de fièvre.
– Je veux vous remercier de
vous être occupé de moi, dit-elle d’une voix calme. Je me sens beaucoup mieux. Vous
prendrez un peu de thé ?
Puis elle avait éclaté en
sanglots.
Il s’était approché d’elle
craignant qu’elle ne s’évanouisse et qu’elle ne se brûle en tombant sur la
cuisinière.
Elle avait pris son bras pour
retrouver son équilibre, avait collé sa tête contre la sienne, ses cheveux
noirs en cascade sur sa robe de chambre bleue.
– Johnny, avait-elle dit
dans la cuisine où l’obscurité se faisait de plus en plus épaisse. Oh, mon
pauvre Johnny.
S’il avait pu parler. Mais il ne
pouvait que la tenir la conduire vers la table, la faire asseoir sur une chaise.
– Le thé…
Il fit signe qu’il allait s’en
occuper.
– Je me sens mieux. Beaucoup
mieux. C’est seulement… seulement…
Et elle se cacha la figure dans
ses mains.
Nick prépara le thé et posa la
théière sur la table. Ils burent un moment en silence. La jeune femme tenait sa
tasse à deux mains, comme un enfant. Finalement, elle la reposa.
– Il y en a beaucoup qui ont
attrapé ça en ville, Nick ?
– Je ne sais pas, écrivit
Nick. C’est très grave.
– Vous avez vu le docteur ?
– Pas depuis ce matin.
– Ambrose va se tuer s’il ne
fait pas attention. Vous croyez qu’il va faire attention, Nick ? Qu’il va
se ménager ?
Nick essaya de sourire.
– Et les prisonniers de John ?
On est venu les chercher ?
– Non. Hogan est très malade.
Je fais ce que je peux. Les autres veulent que je les laisse sortir pour qu’ils
n’attrapent pas la maladie de Hogan.
– Ne les laissez pas sortir !
J’espère que vous n’y pensez pas ?
– Non. Vous devriez vous
recoucher. Vous avez besoin de repos.
Elle lui sourit. Lorsqu’elle
bougea la tête, Nick vit sous son menton des taches noires qui l’inquiétèrent
beaucoup.
– Oui. Je vais faire le tour
du cadran au lit. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas bien de dormir. John
vient de mourir… J’ai du mal à le croire. Comme si j’oubliais qu’il était mort.
Il lui serra la main. Elle lui
fit un pauvre sourire.
– La vie recommencera
peut-être comme avant. Vous avez apporté le dîner aux prisonniers, Nick ?
Nick fit signe que non.
– Vous devriez. Prenez la
voiture de John.
– Je ne sais pas conduire.
Merci quand même. Je vais à pied au restaurant. Ce n’est pas loin. Je reviens
demain matin, si ça ne vous dérange pas.
– Pas du tout, à demain.
Il se leva et montra la théière d’un
air sévère.
– Jusqu’à la dernière goutte
promit-elle.
Il était presque à la porte
lorsqu’il sentit sa main effleurer son bras.
– John… j’espère que… qu’ils
l’ont emmené au cimetière. Vous croyez qu’ils l’ont enterré ?
Nick fit signe que oui. Elle se
remit à sangloter et deux larmes coulèrent sur ses joues.
Quand il l’avait
quittée ce soir-là, il s’était rendu directement au restaurant. Un écriteau
FERME était accroché sur la porte. Il avait fait le tour pour entrer
par-derrière. La porte de service était fermée à clé. Personne ne répondit
quand il frappa. Compte tenu des circonstances, il se crut autorisé à forcer la
porte ; il y avait suffisamment d’argent dans la petite caisse du shérif
Baker pour payer les dégâts.
Il cassa la vitre, glissa la main
à l’intérieur et tourna la poignée. La salle était sinistre, même avec toutes
les lumières allumées. Le jukebox était éteint. Personne à la table de billard,
personne devant les jeux électroniques. Personne aux tables, personne sur les
tabourets.
Nick prépara quelques hamburgers
dans la cuisine et les mit dans un sac de papier. Puis il prit une bouteille de
lait et la moitié d’une tarte aux pommes qui traînait sous une cloche de
plastique, sur le comptoir. Il revint ensuite à la prison, après avoir laissé
un billet sur le comptoir pour expliquer ce qui s’était passé.
Vince Hogan était mort. Il était
allongé par terre dans sa cellule, au milieu d’une flaque d’eau – les glaçons
avaient fini par fondre. Dans son agonie, il s’était griffé le cou, comme s’il
avait voulu desserrer l’étreinte d’un étrangleur invisible. Le bout de ses
doigts était taché de sang. Des mouches bourdonnaient autour de lui. Son cou
était noir et enflé comme une chambre à air trop gonflée, sur le point d’éclater.
– Tu vas nous laisser sortir
maintenant ? hurlait Mike Childress. Il est mort, connard de muet. T’es
content ? T’as eu ce que tu voulais ? Et lui aussi, il est malade.
Billy Warner avait l’air
terrorisé. Des plaques rouges lui couvraient le cou et les joues ; la
manche de sa chemise dont il s’était servi pour s’essuyer le nez était raide de
morve sèche.
– Pas vrai ! hurlait-il
d’une voix hystérique. Pas vrai, sale menteur ! Non, c’est pas…
Tout à coup, il se cassa en deux,
secoué par une terrible quinte de toux qui lui fit projeter autour de lui une
véritable pluie de salive et de mucosités.
– Tu vois ? dit Mike. Hein ?
T’es content, sale petit con ? Laisse-moi sortir ! Tu peux le garder
si tu veux mais pas moi. Tu veux me faire crever, voilà ce que tu veux ! Tu
veux me faire crever !
Quand Nick secoua la tête, Mike
piqua une crise. Il se lança tête baissée contre les barreaux de sa cellule et
se mit à cogner dessus avec le front en regardant fixement Nick, les yeux
hagards. Le sang coulait sur son visage, sur ses mains.
Nick attendit qu’il se fatigue, puis
il donna à manger aux deux prisonniers en poussant la nourriture sous les
grilles des cellules avec le manche à balai. Billy Warner le regarda d’un air
absent pendant quelques instants, puis se mit à manger.
Mike lança son verre de lait
contre les barreaux. Le verre explosa, éclaboussant toute la cellule. Puis il
flanqua ses deux hamburgers contre les murs couverts de graffiti. L’un d’eux
resta collé au milieu d’une tache de moutarde et de ketchup, grotesque nature
morte aux couleurs criardes, comme un tableau de Jackson Pollock. Il sauta à
pieds joints sur sa tarte et des morceaux de pommes volèrent dans tous les
coins. L’assiette blanche de plastique se cassa en deux.
– Je fais la grève de la
faim ! Bordel de merde ! Je mange plus rien ! Faudra que tu me
bouffes le nœud avant que j’avale quelque chose, espèce de sale connard de muet !
Tu vas…
Nick se retourna, et aussitôt ce
fut le silence. Effrayé, ne sachant plus que faire, Nick se réfugia dans le
bureau. S’il avait su conduire, il les aurait emmenés lui-même à Camden. Mais
il ne savait pas conduire. Et il fallait s’occuper de Vince. Il ne pouvait pas
le laisser là, entouré de mouches.
Il y avait deux autres portes
dans le bureau. La première s’ouvrait sur une penderie, l’autre sur un escalier.
Nick descendit au sous-sol où il trouva une cave qui servait de débarras. Il y
faisait frais. Ça devrait suffire, se dit-il, au moins pour quelque temps.
Il remonta. Mike était assis par
terre. L’air maussade, il ramassait les morceaux de pomme, les essuyait, puis
les mangeait. Il ne daigna pas lever les yeux.
Nick prit le cadavre à
bras-le-corps et essaya de le soulever. L’odeur qu’il dégageait lui retourna l’estomac.
Vince était trop lourd. Désemparé, Nick contemplait le cadavre quand il sentit
que les deux autres le regardaient, fascinés, debout derrière leurs grilles. Nick
devina ce qu’ils pensaient. Vince était un copain, un pauvre type peut-être, mais
un copain quand même. Il était mort comme un rat pris au piège, mort d’une
maladie qu’ils ne comprenaient pas, une maladie qui vous faisait gonfler comme
un ballon. Nick se demanda, et ce n’était pas la première fois de la journée, quand
viendrait son tour de commencer à éternuer, d’avoir de la fièvre, de sentir son
cou enfler.
Il prit les deux bras de Vince
Hogan et le tira hors de sa cellule. La tête de Vince bascula sur le côté comme
s’il regardait Nick, comme s’il lui disait silencieusement de faire attention, de
ne pas trop le secouer.
Il fallut dix minutes à Nick pour
descendre l’escalier raide avec son bonhomme. Hors d’haleine, il le déposa sur
le sol de béton, sous les tubes fluorescents, puis le recouvrit avec une
vieille couverture qu’il alla chercher dans la cellule de Vince.
Il avait ensuite essayé de dormir,
mais il n’avait trouvé le sommeil qu’aux petites heures du 24, hier. Il avait
toujours beaucoup rêvé, et parfois ses rêves lui faisaient peur. Rarement des
cauchemars. Mais, depuis quelque temps, ses rêves se faisaient de plus en plus
menaçants, lui laissaient l’impression qu’ils masquaient quelque chose, comme
si le monde normal s’était transformé en un endroit où l’on sacrifiait les
bébés derrière des volets clos, où d’extraordinaires machines noires grondaient
interminablement dans des caves fermées à double tour.
Et, naturellement, il y avait
également cette terreur très personnelle – la terreur de se réveiller lui aussi
avec cette chose dans son corps.
Il dormit un peu et refit ce rêve
qui le hantait : le champ de maïs, une odeur chaude de choses qui poussent,
l’impression de quelque chose – ou de quelqu’un – de très bon et de très sûr, tout
près. L’impression d’être chez lui. Et puis cette terreur glacée quand il avait
senti qu’on l’observait du milieu du champ de maïs. Il avait alors pensé :
Maman, la belette est entrée dans le poulailler ! avant de se
réveiller aux premières lueurs de l’aube, trempé de sueur.
Il fit chauffer de l’eau pour le
café et alla voir ses deux prisonniers.
Mike Childress pleurait. Derrière
lui, le hamburger était toujours collé sur le mur, au milieu de sa flaque sèche
de moutarde et de ketchup.
– T’es content ? C’est
mon tour maintenant. C’est ça ce que tu voulais ? Tu voulais te venger ?
Écoute… Quand je respire, on dirait un train de marchandises !
Mais Nick ne fit pas attention à
lui. Comateux, Billy Warner était couché sur son lit. Son cou était noir et
enflé. Sa poitrine se soulevait par à-coups.
Nick se précipita dans le bureau,
lança au téléphone un regard rempli de rage impuissante, l’envoya voler par
terre où il resta, inutile, au bout de son fil. Il éteignit la cafetière et
courut chez les Baker. Il écrasa le bouton de la sonnette pendant ce qui lui
parut durer une bonne heure avant que Jane ne lui ouvre, en robe de chambre. À nouveau,
son visage était couvert de sueur. Elle ne délirait pas, mais son élocution
était lente et pâteuse. Ses lèvres étaient couvertes de cloques.
– C’est vous, Nick ? Entrez
donc. Qu’est-ce qui se passe ?
– Vince Hogan est mort
hier soir. Warner est en train de mourir, je crois. Il est très malade. Est-ce
que vous avez vu le docteur Soames ?
Elle secoua la tête, frissonna
dans le léger courant d’air, éternua, puis vacilla sur ses jambes. Nick la prit
par les épaules et la fit s’asseoir.
– Est-ce que vous pouvez
lui téléphoner pour moi ?
– Naturellement. Apportez-moi
le téléphone, Nick. Je crois… je crois que j’ai fait une rechute cette nuit.
Il apporta le téléphone et elle
composa le numéro du cabinet de Soames. Quand elle eut attendu plus d’une
demi-minute, il comprit qu’il n’y aurait pas de réponse.
Elle essaya de téléphoner chez
lui, puis chez son infirmière. Toujours rien.
– J’essaye la police de l’État,
dit-elle, mais elle raccrocha le téléphone dès le premier chiffre. L’interurbain
est toujours en dérangement. Dès que je fais le un, j’entends le signal de
dérangement.
Elle voulut lui sourire, mais
elle éclata en sanglots.
– Pauvre Nick. Pauvre moi. Pauvre
tout le monde. Vous voulez bien m’aider à monter dans ma chambre ? Je me
sens très faible, j’ai du mal à respirer. Je pense que je vais bientôt
retrouver John. Je vais me coucher, si vous voulez bien m’aider.
Il la regarda. Il aurait voulu
pouvoir lui parler.
Il l’aida à monter dans sa
chambre.
– Je reviens tout à l’heure.
– Merci, Nick. Vous
êtes gentil…
Elle s’endormait déjà.
Nick sortit et s’arrêta devant la
porte. Que faire maintenant ? Si au moins il savait conduire. Mais…
Une bicyclette d’enfant était
couchée sur la pelouse de la maison d’en face. Il s’approcha, regarda la maison
dont les stores étaient tous fermés (tellement semblable aux maisons de ses
rêves confus), frappa à la porte, plusieurs fois. Pas de réponse.
Il revint à la bicyclette. Elle
était petite, mais il pouvait quand même pédaler en se cognant les genoux
contre le guidon. Il aurait l’air ridicule, bien sûr, mais restait-il quelqu’un
à Shoyo pour le voir passer ? Et s’il restait encore quelqu’un, peu de chances
qu’il soit d’humeur à rire.
Il enfourcha la bicyclette, pédala
en zigzaguant sur la grand-rue, dépassa la prison, prit en direction de l’est
sur la route 63, vers l’endroit où Joe Rackman avait vu des soldats déguisés en
ouvriers. S’ils étaient encore là, et s’ils étaient vraiment des soldats, Nick
leur demanderait de s’occuper de Billy Warner et de Mike Childress. À condition
que Billy soit encore vivant, naturellement. Si ces hommes avaient mis Shoyo en
quarantaine, ils devaient sûrement s’occuper des malades.
Il lui fallut une heure pour
pédaler jusqu’au chantier en zigzaguant en travers de la route. Ses genoux
cognaient contre le guidon avec une régularité monotone. Mais quand il arriva, il
n’y avait plus de soldats, plus d’ouvriers, personne. Il restait cependant
quelques feux clignotants sur le bas-côté. Et deux barrières orange. La route
était coupée, mais Nick pensa qu’elle serait encore praticable, à condition de
ne pas trop craindre pour les amortisseurs.
Il aperçut du coin de l’œil une
ombre noire. Au même instant, le vent se leva un peu, à peine un léger souffle,
mais suffisant pour apporter à ses narines une odeur riche et écœurante de
décomposition. L’ombre était un nuage de mouches qui se formait et se reformait
constamment. Nick descendit de sa bicyclette et s’avança jusqu’au fossé, de l’autre
côté de la route. À côté d’une canalisation en tôle ondulée, toute neuve, gisaient
les cadavres de quatre hommes. Leurs cous et leurs visages enflés étaient noirs.
Nick ne vit pas s’ils étaient des soldats ou non. Il ne s’approcha pas
davantage. Il se dit qu’il allait reprendre la bicyclette, qu’il n’y avait rien
à craindre ici, qu’ils étaient morts, que les morts ne font de mal à personne. Pourtant,
il n’avait pas fait dix mètres qu’il courait à toutes jambes. Et quand il remonta
sur sa bicyclette, c’est dans un état de panique totale qu’il reprit le chemin
de Shoyo. À l’entrée de la ville il heurta une grosse pierre et fit la
pirouette par-dessus son guidon, se cogna la tête et s’érafla les mains. Et il
resta là, accroupi en plein milieu de la rue, tremblant de la tête aux pieds.
Ce matin-là, hier
matin, Nick avait ensuite sonné et frappé aux portes pendant une heure et demie.
Lui se sentait parfaitement bien. Il ne pouvait sûrement pas être le seul. Il allait
certainement trouver quelqu’un qui lui dirait : Mais oui, naturellement.
On les emmène à Camden. On va prendre la station-wagon. Ou quelque chose du
genre. Mais on ne lui avait pas répondu douze fois en tout et pour tout.
Et quand une porte s’entrouvrait, un visage malade mais encore plein d’espoir
apparaissait derrière la porte, apercevait Nick, et l’espoir s’en allait. Le
visage lui faisait signe que non, et la porte se refermait. Si Nick avait pu
parler, il leur aurait dit que, s’ils étaient encore capables de marcher, ils
pouvaient conduire. Que, s’ils emmenaient ses prisonniers à Camden, ils y
trouveraient un hôpital où se faire soigner. Qu’on s’occuperait d’eux, qu’on
les guérirait. Mais il ne pouvait pas parler.
Certains lui demandèrent s’il
avait vu le docteur Soames. Un homme, fou furieux, ouvrit d’un seul coup la
porte de sa petite maison. En caleçon, il sortit en titubant sur la véranda et
voulut empoigner Nick. Il disait qu’il allait lui faire « ce que j’aurais
dû te faire à Houston ». Apparemment, il prenait Nick pour un certain Jenner.
L’homme avait fait quelques pas en trébuchant, poursuivant Nick comme un zombi
dans un mauvais film d’horreur. Son bas-ventre était horriblement gonflé, comme
s’il s’était fourré un melon dans son caleçon. Finalement, le cœur battant, Nick
le vit s’effondrer par terre. À bout de forces, l’homme brandit encore le poing,
puis rentra en rampant, sans même refermer la porte derrière lui.
Mais la plupart des maisons
étaient plongées dans le silence et le mystère. Nick dut finalement se rendre à
l’évidence. Une évidence qui l’envahissait comme dans un rêve, une idée qui lui
disait maintenant qu’il frappait à la porte de tombes, qu’il réveillait les
morts, que tôt ou tard les cadavres allaient lui répondre. Même s’il se disait
que la plupart des maisons étaient sûrement vides, que leurs occupants s’étaient
déjà enfuis à Camden, à Eldorado ou à Texarkana.
Il revint chez les Baker. Jane
Baker dormait profondément. Son front était froid. Mais, cette fois Nick n’avait
plus beaucoup d’espoir.
Il était midi. Nick revint au
restaurant, sentant maintenant la fatigue de la nuit précédente. Il s’était
fait très mal en tombant de sa bicyclette. Le 45 de Baker battait contre sa
hanche. Arrivé au restaurant, il fit chauffer de la soupe et remplit des thermos.
Le lait avait l’air d’être encore bon. Il en prit une bouteille dans le
frigidaire et retourna à la prison.
Billy Warner était mort. Lorsque
Mike vit Nick entrer, il partit d’un rire hystérique en le montrant du doigt :
– Jamais deux sans trois !
Jamais deux sans trois ! Tu t’es bien vengé, hein ? Hein ?
Nick poussa un thermos de soupe
sous la grille avec le manche à balai, puis un grand verre de lait. Mike se mit
à boire sa soupe à même le thermos, à petites gorgées. Nick alla chercher le
sien, puis s’assit dans le couloir. Tout à l’heure, il allait descendre Billy à
la cave. Mais, pour le moment, il fallait manger. Il avait faim. Et il commença
à avaler sa soupe en observant Mike.
– Tu te demandes si je vais
bien ? dit Mike.
Nick fit signe que oui.
– Comme ce matin quand t’es
parti. J’ai dû cracher un kilo de morve. Ma maman me disait toujours que quand
on crache de la morve comme ça, c’est qu’on va mieux. C’est peut-être pas trop
grave, hein ? Qu’est-ce que t’en penses ?
Nick haussa les épaules. Tout
était possible.
– Je suis costaud, tu sais. Moi,
je crois que c’est rien. Je vais m’en tirer. Écoute, mon vieux, laisse-moi
sortir. S’il te plaît. Je t’en supplie.
Nick réfléchissait.
– Merde, tu as ton pistolet.
Et moi, j’ai envie de rien te faire. Je veux seulement foutre le camp. Je veux
d’abord voir ma femme…
Nick montra la main gauche de
Mike où il n’y avait aucune alliance.
– Ouais, on est divorcé, mais
elle est encore par ici, sur Ridge Road. J’aimerais la voir. Qu’est-ce que t’en
dis, mon pote ? Donne-moi une chance. Ne me laisse pas enfermé dans ce
trou.
Mike pleurait. Nick se leva
lentement, revint au bureau et ouvrit le tiroir. Le type avait raison ; personne
n’allait venir les sortir de ce merdier. Il prit le trousseau de clés et revint.
Il détacha la clé que John Baker lui avait montrée, celle avec une étiquette
blanche, et il la lança à Mike Childress à travers les barreaux.
– Merci, balbutia Mike. Oh, merci.
Je regrette bien qu’on t’ait cassé la gueule. Je te jure c’était l’idée de Ray.
Moi et Vince, on a essayé de l’arrêter, mais il perd complètement la boule
quand il a un verre dans le nez…
Il tourna la clé dans la serrure.
Nick recula, la main sur la crosse du pistolet.
La grille s’ouvrit et Mike sortit.
– Je suis sérieux, tout ce
que je veux, c’est foutre le camp d’ici.
Il passa en biais devant Nick, un
sourire nerveux sur les lèvres. Puis il fonça vers la porte qui donnait sur le
bureau. Nick n’eut que le temps de la voir se refermer derrière lui.
Nick sortit. Mike était debout
sur le trottoir, la main sur un parcomètre. La rue était totalement déserte.
– Nom de Dieu, murmura-t-il
en se tournant vers Nick. Tous ? Tous ?
Nick fit signe que oui, la main
sur la crosse de son pistolet.
Mike allait dire quelque chose
quand une quinte de toux l’en empêcha. Il s’essuya les lèvres.
– Moi, je fous le camp. Et
toi, comme t’es pas un con, tu vas sûrement faire pareil. C’est la peste ce
truc-là.
Nick haussa les épaules et Mike
commença à s’éloigner. Il marchait de plus en plus vite, courait presque. Nick
le regarda disparaître puis rentra. Il n’allait plus jamais revoir Mike. Il se
sentait le cœur léger, sûr tout à coup qu’il avait fait ce qu’il fallait. Il s’allongea
sur son lit et s’endormit presque aussitôt.
Nick dormit
tout l’après-midi, puis se réveilla trempé de sueur, mais reposé. Il y avait de
l’orage – Nick ne pouvait entendre le tonnerre, mais il voyait des éclairs bleutés
dans le lointain.
À la tombée de la nuit, il
redescendit la grand-rue et s’arrêta devant un magasin, PAULIE – RADIO-TÉLÉVISION.
Comme au restaurant, il força la porte, laissa un mot près de la caisse et
revint à la prison avec un petit téléviseur Sony. Il l’alluma et chercha un
poste. Sur la station locale de CBS, un message : DIFFICULTÉS TECHNIQUES
NOS ÉMISSIONS REPRENDRONT DANS QUELQUES INSTANTS. ABC diffusait une émission de
variétés et NBC donnait en reprise un épisode d’une série, une fille un peu
bizarre qui essayait de devenir mécanicienne de stock-cars. La station de
Texarkana, une station indépendante qui passait surtout de vieux films, des
jeux et des émissions religieuses complètement dingues, n’émettait pas. Nick
ferma le téléviseur et repartit au restaurant où il prépara de la soupe et des
sandwiches pour deux personnes. Les lampadaires s’allumèrent tout à coup, projetant
des deux côtés de la grand-rue leurs taches de lumière blanche. Nick mit les
sandwiches et les thermos de soupe dans un grand sac. Alors qu’il approchait de
la maison de Jane Baker, trois ou quatre chiens, manifestement affamés, s’avancèrent
vers lui, attirés par l’odeur de la nourriture. Nick sortit son 45, mais il
fallut qu’un chien se rue sur lui pour qu’il se décide à tirer. Il pressa la
détente et la balle ricocha sur le ciment, un mètre devant lui, laissant une
trace argentée de plomb. Il n’entendit pas la détonation, mais sentit une
vibration assourdie. Les chiens détalèrent.
Jane dormait. Ses joues et son
front étaient brûlants. Sa respiration était lente et laborieuse. Elle semblait
épuisée. Nick prit une serviette de toilette, l’imbiba d’eau froide et lui
essuya le visage. Il laissa de la soupe et des sandwiches sur la table de nuit,
puis descendit dans le salon et ouvrit la télévision des Baker, un énorme mastodonte
en faux noyer.
De toute la nuit, rien sur CBS. NBC
diffusait sa programmation normale. Sur la chaîne ABC, l’image était
constamment brouillée. L’écran se couvrait de points blancs, puis tout d’un
coup redevenait normal. Le poste de la chaîne ABC ne diffusait que de vieux
programmes, comme s’il ne recevait plus les émissions du réseau. Aucune
importance. Nick attendait les informations.
Quand ce fut l’heure, il crut d’abord
ne pas bien comprendre. L’épidémie de « super-grippe », comme on l’appelait
maintenant, était la nouvelle du jour, mais les journalistes des deux chaînes
prétendaient qu’on était sur le point de la maîtriser. Le centre
épidémiologique d’Atlanta avait mis au point un vaccin qui serait à la disposition
des médecins dans moins d’une semaine. L’épidémie semblait particulièrement virulente
à New York, à San Francisco, à Los Angeles et à Londres. Mais la situation n’avait
rien d’alarmant. Dans certaines localités, les rassemblements publics étaient
temporairement interdits.
À Shoyo, pensa Nick, c’est toute
la ville qui est interdite. De qui se moque-t-on ?
Et, pour conclure, le
présentateur précisait que les déplacements à destination de la plupart des
grandes villes étaient encore réglementés, mais que ces mesures seraient levées
dès que le vaccin aurait été distribué. Puis il enchaîna sur un accident d’avion
dans le Michigan et sur les réactions des députés à propos de la récente décision
prise par la Cour suprême au sujet des droits des homosexuels.
Nick ferma la télévision et
sortit sur la véranda des Baker. Il s’assit sur un fauteuil à bascule. Le balancement
l’apaisait et il ne pouvait entendre le fauteuil grincer. Nick regardait les
lucioles danser dans le noir. À l’horizon, des éclairs illuminaient les nuages,
comme s’ils avaient été remplis de lucioles, de monstrueuses lucioles de la
taille d’un dinosaure. La nuit était poisseuse, étouffante.
Comme Nick ne pouvait que
regarder l’image à la télévision, il avait remarqué quelque chose dans le
journal télévisé que d’autres n’auraient sans doute pas vu. Aucun reportage
filmé, pas un seul. Aucun résultat de base-ball, mais peut-être n’y avait-il
pas de match ce jour-là. Un vague bulletin météo, mais pas de carte avec les
hautes et les basses pressions – comme si la Météorologie nationale avait fermé
boutique. Et Nick était persuadé que c’était exactement ce qui s’était passé.
Les deux présentateurs avaient l’air
nerveux, mal à l’aise. L’un d’eux était enrhumé ; il avait toussé une fois
dans le micro et s’était excusé. Les deux présentateurs n’avaient cessé de regarder
à gauche et à droite de la caméra… comme s’il y avait quelqu’un dans le studio
avec eux, quelqu’un qui surveillait ce qu’ils étaient en train de dire.
C’était la nuit du 24 juin. Nick
dormit mal sur la véranda des Baker et fit des rêves terribles. Et maintenant, le
lendemain dans l’après-midi, il assistait à la mort de Jane Baker, cette femme
si gentille… sans pouvoir dire un seul mot pour la réconforter.
Elle lui tirait la main. Nick
tourna les yeux vers son visage hagard. Sa peau était sèche. La sueur s’était
évaporée. Mais il savait qu’il n’y avait pas d’espoir. Elle n’en avait plus
pour longtemps. Il avait appris à reconnaître les signes.
– Nick, dit-elle en lui
serrant la main, je voudrais vous dire encore merci. Personne ne veut mourir
tout seul.
Il secoua la tête violemment et
elle comprit que c’était pour lui dire qu’elle n’allait pas mourir.
– Si, je suis en train de
mourir. Ça n’a plus d’importance. Il y a une robe dans ce placard, Nick. Une
robe blanche…
Une quinte de toux l’interrompit.
–… avec de la dentelle. C’est
celle que j’avais dans le train quand on a fait notre voyage de noces. Elle me
va encore… je crois. Elle sera peut-être un peu grande maintenant – j’ai maigri
– mais ça n’a pas d’importance. J’ai toujours aimé cette robe. Nous étions
allés au lac Pontchartain, John et moi. Les deux semaines les plus heureuses de
ma vie. J’ai toujours été très heureuse avec John. Vous vous souviendrez de la
robe, Nick ? Je veux être enterrée avec elle. Ça ne vous dérangera pas
trop de… de m’habiller ?
Nick avala sa salive et secoua la
tête, les yeux fixés sur le couvre-lit. Peut-être sentit-elle qu’il était
triste et mal à l’aise, car elle ne reparla plus de sa robe. Elle se mit à
bavarder de tout et de rien – presque comme si elle faisait la coquette. Ce
concours de récitation qu’elle avait gagné au lycée ; et le jour de la
finale pour tous les lycées et collègés de l’Arkansas, sa jupe s’était dégrafée
et était tombée sur ses souliers au moment crucial du poème qu’elle récitait. Sa
sœur, partie au Viêt-Nam avec une mission baptiste et qui était revenue avec trois
enfants adoptifs. L’excursion qu’elle avait faite avec John, quand ils étaient
partis camper, trois ans plus tôt. Un ours très désagréable les avait forcés à
rester perchés dans un arbre toute la journée.
– Alors, on s’est assis sur
une branche et on s’est embrassés, disait-elle d’une voix endormie, comme deux
amoureux sur un balcon. Mon Dieu, John était tout excité quand nous sommes redescendus.
Il était… nous étions… nous étions amoureux… très amoureux… J’ai toujours cru
que c’était l’amour qui faisait marcher le monde… la seule chose qui nous permet
de rester debout quand tout semble vouloir nous faire tomber… nous mettre par
terre… nous faire ramper… nous étions… tellement amoureux…
Elle s’endormit. Il la réveilla
en tirant les rideaux ou peut-être simplement en faisant grincer le plancher. Elle
délirait.
– John ! hurlait-elle
d’une voix étouffée par les glaires. Oh, John, je n’arriverai jamais à
changer de vitesse ! John, il faut que tu m’aides ! Il faut que tu m’aides…
Ses mots s’éteignirent en un long
souffle hoquetant qu’il ne pouvait entendre mais qu’il sentit quand même. Un
mince filet de sang noir sortait de l’une de ses narines. Sa tête retomba sur l’oreiller
et bascula d’un côté, puis de l’autre, une fois, deux fois, trois fois, comme
si Jane Baker refusait de répondre à une terrible question.
Puis elle cessa de bouger.
Timidement, Nick posa la main sur
son cou, sur son poignet, entre ses seins. Il ne sentait plus rien. Elle était
morte. Sur la table de chevet, le réveil faisait tic-tac. Ni lui ni elle ne
pouvaient l’entendre. La tête sur les genoux, Nick pleura un peu à sa manière à
lui, sans un bruit. Ça fait du bien de pleurer un petit coup, lui avait
dit Rudy un jour, ça fait du bien dans ce monde de merde.
Il savait ce qui allait venir
ensuite, mais il ne voulait pas le faire. Ce n’était pas juste, criait une partie
de lui-même. Ce n’était pas à lui de le faire. Mais comme il n’y avait personne
d’autre – peut-être personne à des kilomètres à la ronde – il fallait bien qu’il
s’en charge. Ou bien la laisser pourrir. Et il ne pouvait pas faire ça. Elle
avait été gentille avec lui et les gens qui l’avaient aidé dans sa vie n’étaient
pas si nombreux. Il fallait s’y mettre. Plus il attendait les bras croisés, plus
ce serait difficile. Il savait où se trouvaient les pompes funèbres – trois
rues plus loin sur la grand-rue. Il devait faire chaud dehors.
Il se leva, s’avança vers la
penderie, espérant que la robe blanche, la robe de la lune de miel, n’allait
être qu’une invention de son délire. Mais elle était là. Un peu jaunie par les
ans, mais c’était celle-là, il le savait. Avec de la dentelle. Il la décrocha
et l’étendit au pied du lit. Il regardait la robe, regardait la femme. Elle
est beaucoup trop grande maintenant pensa-t-il. Elle ne se rendait pas
compte que cette saloperie l’avait vraiment esquintée… et c’est aussi bien
comme ça.
Après
quelques hésitations, il commença à lui ôter sa chemise de nuit. Mais quand il
l’eut retirée et qu’il vit ce corps nu devant lui, sa peur l’abandonna et il
sentit plus que de la pitié – une pitié si profonde qu’elle lui faisait mal. Il
pleura encore quand il lava le corps, l’habilla comme elle était habillée lorsqu’elle
était partie en voyage de noces. Quand il eut terminé, il la prit dans ses bras
et sortit avec elle dans la rue, Jane Baker dans ses dentelles, oh oui, dans
ses dentelles : il la porta comme le marié porte sa jeune épouse dans ses
bras, franchissant un seuil qui n’en finit pas.